Le cas d’Alexandra Petranaki en tant qu’artiste est particulièrement intéressant. Alors que son activité artistique a commencé les sept derniers ans, les œuvres qu’elle a présentées dans des expositions collectives se démarquent et témoignent d’une créatrice expérimentée, dotée d’une perspicacité et d’un savoir théorique qui encadre chacune de ses œuvres. Petranaki considère chacune de ses participations à une exposition collective comme une exposition personnelle à petite échelle. Mais ses œuvres n’impressionnent pas le spectateur seulement en raison de leurs dimensions physiques. Dans chaque projet, il y a une problématique spécifique, une proposition complète. Malgré ses références à la philosophie, à la littérature et à l’histoire de l’art, elle réussit à toucher et à créer des liens avecdes spectateurs non familiarisés avec les arts plastiques. En effet, elle suggère des installations dans lesquelles le spectateur est discrètement impliqué. Les chemins vers la découverte de l’œuvre ont un début – un milieu – une fin, un parcours conçu par l’artiste dans le but ultime d’introspection et de redéfinition, tant pour elle-même que pour le public.

 

Give me more, 2016, Œuvre hommage à Rhinoceros d’Ionesco.

 

Allegory, 2017 , « Religions.Sont-ils des réseaux de prolifération d’idéologies idéologiques qui manipulent la pensée et provoquent souvent le fanatisme, ou peut-être une vaste chaîne de solidarité et d’attachement ?Vérités ou mensonges ?Réflexion libératrice ou dogmatisme et contrôle absolu ?Des mythes ou des événements historiques?Sinologie intemporelle ou vérité transcendantale? »

 

Son travail a rapidement attiré l’attention de divers commissaires d’exposition. A partir de 2015 Petranaki est très active dans la scène contemporaine grecque. Ayant développé un langage très personnel, elle se concentre principalement sur l’exploration de la pensée philosophique et des archives. Les principales caractéristiques de ses œuvres sont le mélange des sens auditifs et olfactifs dans le cadre de la création d’installations multisensorielles, l’expression de préoccupations internes plus profondes et la recherche autour des questions de formation identitaire. Elle s’intéresse particulièrement au lien entre art et philosophie comme champ dans lequel se crée un lieu commun d’où est souvent tiré un dispositif psychanalytique qui aborde le cœur des événements traumatisants. Elle note que  » surtout dans les œuvres expérientielles, un livre littéraire peut être pour elle un interlocuteur important et l’aider à renforcer son empathie .

 

Trapped, 2017

 

En revenant sur l’ensemble de ses premiers travaux (2015-1917), on pourrait dire qu’il se divise en deux axes centraux : d’une part il y a un fort intérêt pour la philosophie et la littérature et d’autre part une disposition à approfondir les recherches sur diverses sources d’archives. Dans  l’oeuvre Not Now Marcel,  le matériel d’archives fait partie intégrante de l’installation. Grâce à l’exposition publique de ces documents qui portent sur la vie privée, son travail permet de tirer des conclusions pour un avenir plus humain, non seulement avec les yeux de l’imagination du créateur, mais aussi avec des éléments tangibles, des «preuves» d’histoires personnelles qui, une fois publiées, ont le pouvoir de l’immédiateté universelle.

 

Because I want you to know, 2018

 

« L’œuvre traite principalement du secret qui devient parfois notre ombre, notre traumatisme, la surprise qui attend les familiers lorsqu’ils réalisent notre visage inconnu, un côté qui leur est étranger, un point vulnérable, notre diversité, nos désirs cachés peut-être insatisfaits, l’agonie d’une décision pour le pas de non-retour, les frontières entre le vrai et le faux ». (Alexandra Petranaki)

 

Not now Marcel…then, there, when I was somebody else, 2015

 

L’installation Not Now Marcel est inspirée de l’œuvre « A la recherche du temps perdu » de Marcel Proust. Avec cette œuvre expérientielle aux dimensions monumentales, Petranaki a été présentée au public en 2015. Il s’agit d’une grande installation vidéo (17x7x9m). Un bâtiment métallique qui définit, au sens propre comme au sens figuré, les dimensions spatio-temporelles du projet et piège le visiteur. Le parcours y est magistralement conçu pour transporter progressivement le spectateur aux points-stations d’un récit confessionnel, lui donnant à la fois le déclencheur et le cadre spatio-temporel d’une recherche intérieure personnelle et d’une errance dans les terres intérieures. L’échafaudage dépeint la prison de nos limites et une promesse de bonheur souvent stérile, par contre avec son caractère troué il évite l’isolement et permet le contact avec les autres.

Une visite à distance est proposée à la chaine de Youtube de l’artiste :

 

 

Petranaki aime la lumière tamisée et l’utilise souvent dans ses installations, créant une charmante atmosphère de mysticisme qui nous captive en tant que spectateur. L’environnement sombre est également un « ingrédient » nécessaire de l’accent mis sur l’inconnu. L’aliénation mystérieuse de la pénombre, trouve un lieu commun dans le caractère inconnu de notre face inconsciente. Un exemple typique de ce choix est le projet Give me more (2016). La période créative de Petranaki à partir de 2018 comprend des installations axées sur les questions de genre, d’identité et d’empathie sociale. Dans ces œuvres, elle maintient comme point de référence ses histoires et expériences personnelles. Son besoin de trouver un interlocuteur face aux spectateurs s’exprime mieux dans la pièce Because I want you to know (2019). A travers cette œuvre s’achève un cycle : du chemin solitaire au labyrinthe de l’installation Not now Marcel (2015) le spectateur de Because I want you to know rencontre Anta qui l’attend assise à la fin de son parcours. Le labyrinthe prend désormais ici la forme de salles obscures dans une œuvre qui aborde la perception stéréotypée autour de la sexualité qui est encore un tabou social. Elle avoue que « de l’idée à la réalisation du projet, le chemin a été « long » : « J’ai tellement aimé ce travail et les décisions étaient difficiles. Tout ce que je pensais et discutais, « pétrissant » mon opinion avec des amis et des professeurs, me couvrait mais ne me satisfaisait pas. Finalement, après pas mal de temps, j’en suis venue à la conclusion que mon choix devait être purement authentique et en même temps « riche/mûr » afin de « fasciner » narrativement le visiteur. C’est ainsi que je me suis orienté vers l’implication de mes pratiques visuelles préférées avec lesquelles j’avais expérimenté et caractérisé mes travaux antérieurs. Je considérais que pour des raisons différentes, chacun avait un rôle essentiel et en même temps une séduction profonde pour mon expression personnelle. C’est-à-dire l’installation au sens du micro-environnement où le visiteur peut marcher et ressentir le jeu des sens, l’élément noir sombre et la lumière tamisée, la quasi mise en scène, l’archive artistique ainsi que ma présence à l’intérieur de l’installation, ont été toutes conditions qui m’ontapporté un charme et une satisfaction profonds.Jusqu’à présent, je souhaitais souvent être proche des spectateurs mais pour la première fois j’oserais aborder la performance.  » (Alexandra Petranaki)

Cette œuvre raconte en réalité une histoire intime et réelle de la vie familiale d’Alexandra. Elle raconte l’histoire d’une lettre concernant une invitation érotique à son père par un autre homme, que l’artiste a découvert par hasard un jour en rangeant son grenier. Cette lettre inspire la construction de ce « micro-environnement » dont parle Alexandra. Cette lettre est partagée avec chaque spectateur à la fin de son parcours dans l’installation, pour passer du personnel à l’universel.

Diplômée en 2015 des Beaux-Arts d’Athènes et en 2018 diplômée en master au même département universitaire, elle poursuit aujourd’hui son parcours académique et artistique comme doctorante.
Crédit photo:  Evi Tsoutsoura, Vasilis Mantzouris

 

 

Maria Xypolopoulou est commissaire d’exposition et critique d’art indépendante. Actuellement, elle est doctorante en histoire à l’Université Paris 1 (Panthéon – Sorbonne). Elle travaille sa thèse sur le regard des photographes, les usages de la photographie et les représentations culturelles et du genre pendant la Première Guerre mondiale dans les Balkans. Son projet doctoral a bénéficié du soutien de l’Ecole Française d’Athènes (2017-2020) et de l’Historial de la Grande Guerre en France(2019). Elle a présenté ses projets artistiques en Grèce et en France en collaboration avec des galeries, institutions et autres commissaires d’art. Ses intérêts de recherche incluent l’histoire de l’art contemporain, l’histoire du genre, l’histoire de la photographie et particulièrement l’histoire des femmes photographes. Dans l’art on n’arrête jamais à découvrir ; des idées, des personnes, des points de vue, des sentiments. On voit et on sent. On rêve et on apprend. L’accueil chaleur que j’ai reçu la première fois que je suis entrée dans une galerie à Athènes en été 2012 m’a engagé dans l’art contemporain volontairement, sans deuxième réflexion. Plus que une pratique critique, je privilégié souvent les entretiens. Donner la parole aux artistes permet d’inscrire les traces de leurs raisonnements créatifs.